Les années 1990 n’ont pas été uniquement celles de l’avènement de la Dance music marketée. Dans un coin perdu des Etats-Unis, entre Seattle (cité du magicien Hendrix) et Aberdeen, un trio de musiciens sans prétention allait révolutionner la manière d’appréhender la musique dite punk-rock. Aujourd’hui, on ne peut contester l’importance de Nirvana sur la scène alternative, alors branchez les guitares, prenez des pastilles pour la gorge, et à vos marques, prêts, hurlez ! «No recess, no recess…» !
Le 20 février 1967, Kurt Cobain naît dans une famille américaine moyenne, heureuse. Malheureusement, le bonheur familial ne dure pas ; Donald et Wendy Cobain, les parents du jeune garçon, divorcent alors qu’il a 9 ans. Sans le vouloir, cet incident familial traumatisera Kurt Cobain qui portera le fardeau d’une responsabilité.
Il grandit donc avec ce sentiment de culpabilité et de mal être. «J'ai eu honte, honte de mes parents, je voulais désespérément avoir une famille classique (...). J'avais besoin de sécurité». A la puberté, tandis que les adolescents d’Aberdeen se jaugent sur les terrains de sport, Kurt, lui, expulse ses pensées noires sur les feuilles blanches de ses cahiers. Poèmes, chansons ou dessins, il se vide de ce qui le ronge de l’intérieur et c’est tout naturellement qu’à l’adolescence, il se tourne dans la musique. Il découvre le hard rock de Led Zeppelin et des Black Sabbath qu’il apprécie. Baigné par une scène underground très présente dans le nord ouest des USA, il se rapproche de groupes alternatifs. Cobain rencontre Buzz Osbourne, le chanteur guitariste des Melvins (Kurt produira plus tard Houdini, un de leurs albums), qui l’initie à la musique punk et hardcore. Kurt écoute alors des groupes comme les Stooges ou Butthole Surfers.
En 1985, il s’acoquine avec un jeune américain originaire de Croatie, l’immense Krist Novoselic, bassiste de son état. La rencontre se fait une nouvelle fois par l’intermédiaire de Buzz Osbourne. Après la création du groupe Sellouts viennent Fecal Matter, Skid Row, Ted Ed Fred, Pen Cap chew et autres noms sordides. En avril 1987, le nom de Nirvana est choisi par Cobain. La capacité à atteindre des sommets est donc l’objectif avoué. Il sera atteint aux delà des espérances.
Malice de la basse, dureté des guitares
L’entente entre les deux personnages est immédiate et les titres qui feront leurs premières heures de gloire sont concoctés par un Kurt bileux et à l’estomac malade. A cette époque, «Floyd the Barber», ou «Love Buzz», reprise des Shocking Blue, groupe hollandais auteur du fameux «Venus», sont créés. Kurt n’est pas un excellent guitariste, mais ses morceaux sont efficaces et les paroles torturées et stylisées. La voix de Kurt est déjà là, nerveuse, pleine de haine envers un monde qu’il ne comprend pas et qui ne se donne pas la peine de le comprendre lui non plus. Kurt, lui, est tolérant vis-à-vis des minorités et il doit vivre dans une atmosphère où les hommes sont machos, violents, stéréotypés. Quant à la basse de Krist, elle raconte déjà des petites histoires : elle se promène avec malice sur les notes dures de Kurt. Si l’association des deux amis fait merveille, l’absence d’un batteur sérieux leur pose problème. Ils en essayent plusieurs : Dale Crover ou Aaron Burckhard, sans oublier Dave Foster et Chad Channing.
De la javel pour tout désinfecter
Au début de l’année 88, le groupe enregistre une première maquette dans les studios Reciprocal Recording de Jack Endino, producteur de Sub Pop. Grâce à son influence et à l’intérêt qu’il porte au groupe, les bandes qui circulent commencent à arriver jusqu’aux oreilles des labels indépendants. En Novembre 1988, Nirvana réalise son rêve en enregistrant Bleach dans les studios de Jack Endino le premier opus du groupe sous le label Sub Pop. L’album, voit le jour grâce à Jason Everman, guitariste qui, s’il ne joue pas sur le disque, règle néanmoins le montant de 606 dollars de frais. Mais lors de leur première tournée, Everman se fâche, rendant difficile la situation.
Le groupe revient donc sur Seattle et se sépare du malheureux guitariste banquier qui troquera sa guitare pour la basse dans le groupe Soundgarden. Dans la foulée, le groupe tourne pour la première fois hors du continent américain. L’aventure européenne démarre. Mais la question du batteur n’est toujours pas résolue. Après un nouveau roulement, trouver un nouveau musicien fiable à la baguette s’avère inéluctable. Dès lors, Nirvana déniche vite sa perle. Kurt veut d’un batteur capable de faire la seconde voix. Il trouve bien mieux que tout cela en Dave Grohl, alors à peine âgé de 19 ans. Ex-Scream, lui aussi est fils de divorcés. Il remplace Dan Peters juste avant l’enregistrement de Nevermind. Kurt délaisse pour un temps Seattle, ses groupes labellisés Sub Pop comme Mudhoney, Tad ou The Walkabouts, ses batteurs instables et ses ouvriers stupides et machos.
Un bon contrat décrié
En 1991, le groupe signe avec Geffen suite aux conseils de l’entreprise de management Gold Moutain Entertainment (à l’instar des excellents Sonic Youth). Dans la foulée, le trio sort Nevermind. «Le disque s'appelle Nevermind (peu importe), puisque la plupart des gens préfèrent s'en foutre ou simplement dire «peu importe», plutôt que de prendre une bombe et taguer ou de monter un groupe. Les gens ont perdu l'habitude de faire ce genre de trucs. Ce serait si simple de taguer une bonne fois pour toutes foutez Georges Bush en l'air», dira même Cobain. Certains parlent aussi d’une double référence, se tournant alors vers les Sex Pistols avec leur Nevermind the Bollocks. Nirvana met en exergue le Grunge à la face du monde, dévoilant un mode d’expression mêlant punk, rock, entre pensées désabusées et rage qui menace. Les habits sont troués, sales, les cheveux longs et gras, la barbe naissante…
Mais avec le succès viennent les premières critiques, celles d’avoir succombé aux charmes du show business et du marketing, en abandonnant Sub Pop pour Geffen et ses contrats plus intéressants. Il est vrai qu’avec 400 000 albums par semaine, le groupe devient rapidement incontournable et «populaire». A cet instant précis, Nirvana est au zénith, le succès énorme et la vie de Kurt Cobain va commencer à sombrer doucement.
Nevermind devant Michaël Jackson
C’est que le clip de «Smell like teen spirit» passe en boucle sur MTV. C’est un vrai phénomène ! Quatre premiers accords tendus, une image un peu jaune orangée d’adolescents dans un gymnase d’une fac américaine avec des Pom Pom Girl périmées et un concierge dans le rythme… Avec son titre phare qui sent le déo bon marché, Nirvana entame une tournée un peu partout. Et l’album devient vite premier au Billboard américain, devant le dernier opus de Michaël Jackson, Dangerous !
Sur Nevermind, les titres ont clairement perdu de leur violence et de la noirceur qui avait ébloui les fans de Bleach, et l’on accuse le groupe de faire du commercial mal assumé. Certains titres restent grunge comme «Territorial Pissing», cependant, rien n’y fait. Le groupe est critiqué. Pourtant Kurt et le reste du groupe revendiquent l’éclectisme de leurs inspirations, mêlant le rock puissant, mais aussi la pop plus légère. Ainsi, Cobain n’a jamais caché son admiration pour Sonic Youth, les Pixies ou des groupes plus Heavy, mais aussi pour des groupes comme Abba…
Love, l’amante religieuse
Côté cœur, Kurt rencontre la diva Courtney Love. En février 1992, il l'épouse à Hawaii. Manipulatrice, Love fait parler. On dit d’elle qu’elle veut le succès à tout prix, et qu’elle verrait dans ce jeune génie blondinet un bon moyen de promouvoir son propre groupe, Hole, grâce à la popularité de Nirvana.
Kurt se drogue, durement, pour soulager ses douleurs d’estomac, aiguës et de plus en plus fréquentes et Courtney Love est également accro. Malheureusement, c’est bientôt un bébé qui est en route et les photos de l’artiste sulfureuse, presque nue, le ventre gonflé à bloc, accompagnées d’accusations dans le magazine Vanity fair sur l’addiction du couple aux drogues dures entraînent une polémique qui grandira jusqu’à l’arrivée de la petite Frances Bean, le 18 août 1992. Comble du pathétisme, à la naissance du bébé, le chanteur est en cure de désintoxication dans le même hôpital… Le couple se verra d’ailleurs retirer un temps la garde de la petite. Tout cela est certes loin de la musique, mais conditionne la fin du groupe Nirvana. Chauffé par toutes ces accusations, Nirvana prépare déjà son nouvel album, plus dur, plus sombre : In Utero.
In utero, le retour aux sources
Moins populaire que Nevermind, vendu à plus de 6 millions d’exemplaires alors, In Utero présente une nouvelle fois un double tranchant : les nouveaux fans acquis grâce à Nevermind perdent totalement leurs repères avec cette musique plus sombre et agressive tandis que le groupe retrouve par la même occasion les amoureux des premières heures, ravis comme le serait un homme trompé voyant sa femme revenir au domicile conjugal…
Oui la musique est plus dure, mais le génie de la mélodie garde la même empreinte, celle de Kurt. Sur certains titres, il se dévoile, s’excuse, même – «All Apologies». Sur d’autres, pour se venger d’une partie de la presse qui ne l’a pas épargné, il trempe sa plume dans le vitriol, comme dans «Radio Friendly Unit Shifter» où il règle ses comptes toute gorge déployée et guitare saturée. Mais Kurt se sent de plus en plus mal, entre paranoïa, cures de désintoxication, malaises et tentatives de suicides. Le groupe repart donc en tournée avec cet album et ces fardeaux. Pat Smear intègre le groupe en tant que second guitariste et part découvrir l’Europe.
L’acoustique, une mode branchée
En novembre 1993, le groupe enregistre à New York une session live et acoustique, avec la ferme intention de démontrer qu’avec ou sans pédale d’effet, Nirvana reste avant tout un groupe de scène et Kurt, un fabuleux mélodiste. Dans cet album devenu incontournable, se mélangent des titres connus – «About a girl», «Come as you are», «Polly», etc.-, mais aussi des chansons que Kurt et le groupe apprécient tout particulièrement dont l’excellent «The man who sold the world», de Bowie, ou «Where did you sleep last night», où Cobain soutient la comparaison avec le bluesman Leadbelly. Cobain rend hommage à des personnalités qu’il adore, tel les Vaselines ou les Meat Puppets qu’il invite pour plusieurs de leurs titres. Durant tout son succès, Kurt n’a d’ailleurs eu de cesse de promouvoir la scène underground de Seattle ou d’ailleurs, faisant découvrir à son public des titres d’artistes qu’il idolâtre.
«Je me déteste et je veux mourir...»
Ce disque sera le dernier témoignage «grand public» et artistique du groupe, puisque le 5 avril 1994, Kurt Cobain se suicide chez lui. Il est retrouvé par un employé trois jours après. Suicide, meurtre commandité par Courtney Love, peu importe, Nevermind. La lettre d’adieu et les témoignages émouvants ne sont que folklore et avec ce geste désespéré, Kurt Cobain entre définitivement dans la légende, laissant des millions de fans seuls, sur le bord du chemin. Il laisse surtout sa fille.
L’après Nirvana
Aujourd’hui, Nirvana, est devenu une référence musicale. Kurt, qui admirait tant les autres, allant jusqu’à faire des classements de ses groupes préférés est aujourd’hui encore, 11 ans après sa disparition, dans les têtes et les cœurs des fans de musique du monde entier. Le groupe aura sorti cinq albums de son «vivant». Après le suicide de Kurt, un live électrique sortira en 1997 – From the muddy banks of the Wishkah -, puis un disque éponyme avec un inédit dans les premières années de l’an 2000, ainsi que différents coffrets. Mais la vraie saveur de Nirvana se trouve définitivement dans les nombreux live circulant sous le manteau et maintenant via le net, tels les célèbres Outcesticide où l’on retrouve avec intérêt les premières bandes du groupe, ainsi que de nombreux lives d’une qualité inégale.
Après la disparition de Kurt, l’excellent Krist troqua sa basse baladeuse pour une guitare et se lança dans l’aventure de Sweet 75, sans connaître la ferveur du passé. Dave Grohl, lui aussi reprit la guitare qu’il avait laissée voilà quelques années et monta Foo Fighters, connaissant pour sa part à nouveau un succès mondial. Mais rien de comparable avec la passion suscitée par Nirvana et son leader en mal de vivre, Kurt Donald Cobain.